La Cour de cassation vient de rendre un arrêt venant confirmer l’amoindrissement de la force du secret des affaires au nom du principe du droit à la preuve, fondée sur le droit à un procès équitable (article 6 de la CEDH).
En l’espèce [1], une société A reprochait des actes de concurrence déloyale à une société concurrente B et à son franchiseur, la société C. Pour prouver ses allégations, la société A a produit en justice un guide confidentiel destiné aux franchisés de la société C, contenant un savoir-faire distinctif et obtenu sans le consentement de cette dernière [2]. En réponse à cela, la société C a demandé le prononcé de dommages et intérêts au nom de son préjudice moral, causé par la violation du secret des affaires.
Si la cour d’appel a effectivement condamné la société demanderesse initiale A à réparer l’atteinte au secret des affaires, la Cour de cassation a cassé l’arrêt et a fait prévaloir le droit à la preuve.
Bien que cette solution fragilise le secret des affaires et puisse sembler inquiétante pour les entreprises, elle est pourtant cohérente avec la position des juges français.
Pour expliquer une telle position, il convient de revenir sur le secret des affaires et les principes légaux probatoires et les conséquences concrètes pour les entreprises.
Le principe en droit français est celui de la liberté de la preuve, en vertu de l’article 1358 du Code civil. La preuve d’un fait juridique (par opposition à un acte juridique), par exemple un acte de concurrence déloyale, peut donc se faire par tout moyen.
Toutefois, par exception, la jurisprudence limite cette liberté au nom du principe de loyauté et licéité de la preuve, étant entendu que (i) la preuve est considérée comme déloyale lorsqu’elle a été obtenue à l’insu de celui auquel on l’oppose et (ii) qu’elle est illicite lorsque qu’elle a été obtenue en violation d’un droit fondamental (notamment le respect au droit de la vie privée, du secret professionnel ou du secret des correspondances).
Le secret des affaires peut être entendu comme des informations chiffrées ou techniques, avec une valeur commerciale ou stratégique, qui doivent rester confidentielles dans l’intérêt de l’entreprise qui les possède.
Le secret des affaires n’étant pas un droit fondamental, la production d’une preuve en violation de ce secret est considérée comme déloyale et le juge devrait sanctionner celui qui la produit en justice et considérer cette preuve comme irrecevable.
Cependant, exception à l’exception, les juridictions françaises ont développé une jurisprudence sur le droit à la preuve pour neutraliser la déloyauté de la preuve.
En effet, sur le fondement de l’article 6 paragraphe premier de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), consacrant le droit à un procès équitable, les juges français ont tempéré le principe d’irrecevabilité de la preuve déloyale à deux conditions cumulatives :
Ainsi, si un juge constate qu’il n’existait absolument aucun autre moyen de prouver le fait allégué et que la violation du droit protégé n’est pas disproportionnée par rapport à l’intérêt du demandeur à produire cette pièce, il pourra admettre la production en justice d’une preuve obtenue de façon déloyale.
En conséquence, pour prouver un comportement déloyal, la Cour de cassation a donc admis un autre comportement déloyal.
En l’espèce, la Cour de cassation s’est à la fois appuyée sur l’article 6 de la CEDH et sur l’article L. 151-8, 3°, du Code de commerce, qui permet d’outrepasser le secret des affaires si cela est fait au nom de la « protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national », comme l’est le droit à un procès équitable.
L’admission d’une preuve déloyale par les juges vient purger la déloyauté. C’est ainsi que la Cour de cassation a refusé d’accorder des dommages et intérêts à ce titre dans l’arrêt précité.
Cependant, cela ne veut pas dire qu’une fois un secret révélé au cours d’une instance, le secret est levé et devient un élément public. En effet, si un secret peut être révélé à un juge dans le cadre d’un procès, il ne peut donc toujours pas être divulgué au grand public impunément.
Ainsi, si le document obtenu déloyalement est révélé en dehors d’une instance, il n’est pas protégé par l’article 6 de la CEDH et la société victime de cette violation du secret des affaires peut exercer contre la personne qui a révélé le secret des poursuites pénales (notamment pour vol et abus de confiance) et civiles, sur la base des articles L. 152-1 et suivants du Code de commerce.
En tout état de cause, en l’espèce, la déloyauté n’a pas payé pour la partie demanderesse initiale puisque les juges du fond ont considéré que cette pièce, obtenue déloyalement, ne permettait pas de prouver des actes de concurrence déloyales : la société A a donc été déboutée de ses demandes à ce titre.
Ines Chaudonneret a contribué à ce LawFlash.
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[1] Cass. com., 5 févr. 2025, n° 23-10.953.
[2] Les juges ont reconnu que le document divulgué représentait « un vecteur de transmission du savoir-faire distinctif du franchiseur et […] les informations qu’il contenait avaient une valeur commerciale effective ou potentielle et n’étaient pas généralement connues ou aisément accessibles pour les personnes familières de ce type d’informations, dans [son] secteur d’activité ».