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Les premières décisions d’appel sur la recevabilité des actions fondées sur le devoir de vigilance

24 octobre 2024

Le 18 juin 2024, la nouvelle chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris a rendu ses trois premières décisions en matière de recevabilité des actions fondées sur le devoir de vigilance dans des affaires impliquant TotalEnergies, EDF et Vigie Groupe (anciennement Suez). Elle a apporté d’importantes précisions sur les conditions de recevabilité de ces actions et notamment sur l’intérêt à agir, la mise en demeure préalable, le dialogue précontentieux et le cumul possible avec l’action en cessation du préjudice écologique.

CONTEXTE

Le devoir de vigilance a été instauré par une loi du 17 mars 2017[1], qui a introduit l’article L. 225-102-4 dans le Code de commerce. Ce dernier impose aux sociétés anonymes françaises employant au moins 5.000 salariés en France (ou 10.000 salariés à l’étranger) d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance visant à « identifier les risques et prévenir les atteintes graves aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie »[2].

L’obligation étant relativement récente, les litiges concernant les plans de vigilance n’ont, jusqu’ici, pas été très nombreux et la plupart des actions intentées devant le Tribunal Judiciaire de Paris[3] ont été rejetées.

Tel fut, par exemple, le cas de l’action intentée par 6 ONG françaises et ougandaises contre TotalEnergies, relativement au projet pétrolier Tilenga en Ouganda. Le juge avait écarté cette action au motif que les demandes faites dans la mise en demeure de 2018 étaient différentes de celles formulées dans l'assignation de 2021, qui concernaient un plan de vigilance actualisé par la compagnie pétrolière entre 2019 et 2021[4].

A notre connaissance, seule l’action de la Fédération des syndicats solidaires, unitaires et démocratiques des activités postales et de télécommunications (SUD PTT) contre La Poste a été déclarée recevable[5]. Par une décision du 5 décembre 2023, le Tribunal Judiciaire de Paris avait ordonné à La Poste de compléter son plan de vigilance pour être davantage conforme avec les exigences légales[6].

C’est dans ce contexte que la nouvelle Chambre de la Cour d’appel de Paris dédiée aux « contentieux émergents » [7] (devoir de vigilance et responsabilité écologique), a rendu trois décisions attendues sur la recevabilité d’actions intentées sur le fondement de l’obligation de rédiger un plan de vigilance.

COURTE DESCRIPTION DES CAS EN PRESENCE

La Cour avait à se prononcer dans trois affaires distinctes :

  • Un procès intenté contre TotalEnergies, accusée de ne pas prendre de mesures suffisantes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre[8].
  • Une action visant EDF, suspectée de violations des droits des peuples autochtones dans le cadre d’un projet de parc éolien au Mexique[9].
  • Un litige impliquant Vigie Groupe (anciennement Suez) assignée pour une contamination d’un réseau d’eau potable au Chili[10].

Dans ces trois affaires, les requérants avaient échoué en première instance, leurs demandes ayant été jugées irrecevables (donc sans que le fond ne soit abordé).

Si l’irrecevabilité de la demande a été confirmée dans l’affaire Vigie Groupe, les actions intentées contre EDF et TotalEnergies ont, cette fois, été déclarées irrecevables et donneront lieu à un procès au fond.

PRECISIONS SUR LES CONDITIONS DE RECEVABILITE DES ACTIONS EN INJONCTION

La Cour d’appel de Paris a apporté des précisions essentielles quant aux conditions de recevabilité des actions en injonction, c’est-à-dire les actions permettant d’enjoindre la société débitrice de l’obligation de rédiger un plan de vigilance de se conformer à ses obligations, donc, par exemple, de modifier un plan incomplet[11].

Premièrement, la Cour d’appel de Paris a précisé les conditions formelles relatives à la mise en demeure, préalable obligatoire à l’introduction d’une action sur le fondement de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce.

Plus précisément, la Cour est revenue sur le principe prétorien consistant à exiger que les demandes formulées dans l’assignation soient identiques à celles énoncées dans la mise en demeure. Désormais, la Cour requiert simplement l’existence d’un « lien suffisant » entre les griefs soulevés dans la mise en demeure et ceux présentés dans l’assignation[12].

De plus, la Cour a précisé que la mise en demeure et l’assignation n’ont pas à viser le même plan de vigilance[13]. Il s’agissait d’un écueil pour les demandeurs qui, en raison de la modification constante des plans de vigilance, se devaient de rédiger de multiples mises en demeure, pour préserver leurs droits.

Deuxièmement, la Cour d’appel a refusé d’instaurer une phase obligatoire de dialogue précontentieux, contrairement aux ordonnances du juge de la mise en état du Tribunal Judiciaire de Paris qui avaient érigé l’existence d’un échange préalable à toute action judiciaire en condition de validité de la mise en demeure.

La Cour se réfère simplement au délai de trois mois prévus par l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, qui vise à permettre à l’entreprise de mettre son plan en conformité avec les demandes formulées dans la mise en demeure, si elle le juge nécessaire[14]. Le dialogue précontentieux n’est plus une condition. L’argument est explicite : bien que le dialogue puisse contribuer à l’efficacité de la mise en demeure, son absence ne saurait remettre en question la recevabilité de l’action, ce en stricte application du texte précité.

Troisièmement, la Cour d’appel admet la possibilité de cumuler l’engagement de la responsabilité pour non-respect du devoir de vigilance avec une action fondée sur l’article 1252 du Code civil, relatif à la cessation du préjudice écologique.

Ce faisant, la Cour condamne le raisonnement du juge de la mise en état, qui avait écarté ce cumul en raison d’un potentiel objectif de contournement de l’exigence de la mise en demeure[15]. Désormais, il est possible d’introduire simultanément une demande au titre de l’article
L. 225-102-4 du Code de commerce (au titre du devoir de vigilance) et une demande de cessation d’un préjudice écologique fondée sur l’article précité.

Quatrièmement, la Cour d’appel a apporté des précisions essentielles quant aux notions d’ « intérêt à agir » et de « qualité pour défendre ».

S’agissant de l’« intérêt à agir », la Cour a encadré la possibilité, pour les collectivités territoriales, d’intenter une action, en exigeant la preuve d’un « intérêt local affectant spécifiquement leur territoire », qui va au-delà du simple « intérêt public général »[16].

Quant à la notion de « qualité pour défendre », la Cour a précisé que, dans le cadre d’un groupe de sociétés, seule la société mère est liée par l’obligation de mise en place d’un plan de vigilance, excluant ainsi toute possibilité d’engager la responsabilité d’une filiale[17].

ET MAINTENANT?

En définitive, par ces trois décisions du 18 juin 2024, la Cour d’appel de Paris a amorcé une harmonisation jurisprudentielle en matière de recevabilité des actions fondées sur le devoir de vigilance.

Incontestablement, ces décisions renforcent l’idée d’une nouvelle impulsion concernant le devoir de vigilance, renforcée à l'échelle européenne avec l'adoption d'une nouvelle directive européenne en la matière, le 24 avril 2024[18].

Sur le fond, les actions intentées contre EDF et TotalEnergies, dont les solutions sont attendues, devraient également être riches d’enseignements dans cette matière récente et seront sans nul doute méticuleusement analysées tant par les sociétés soumises au devoir de vigilance que par les acteurs souhaitant utiliser ledit devoir pour soutenir leur action.

Le légiste Kostia Malanyuk-Lelan a contribué à ce LawFlash.

Contacts

Si vous avez des questions ou souhaitez plus d'informations sur les questions abordées dans ce LawFlash, veuillez contacter les personnes suivantes :

Authors
Xavier Haranger (Paris)

[1] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

[2] Article L. 225-102-4 du Code de commerce (3ème alinéa).

[3] Article L. 211-21 du Code de l'Organisation Judiciaire qui donne une compétence exclusive au Tribunal Judiciaire pour connaître les actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce.

[4] TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53943.

[5] Allison Soilihi, Xavier Haranger, "Les premières décisions françaises sur le devoir de vigilance", 5 mars 2024. 

[6] TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/15827.

[7] Cour d’appel de Paris, « Création d’une chambre des contentieux émergents – devoir de vigilance et responsabilité écologique à la CA de Paris », 18 janvier 2024.

[8] CA Paris, pôle 5 - ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/14348 (Affaire TotalEnergies).

[9] CA Paris, pôle 5 - ch. 12, 18 juin 2024, n° 21/22319 (Affaire EDF).

[10] CA Paris, pôle 5 - ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/10583 (Affaire Vigie Groupe).

[11] Ana-Maria Ilcheva, « Devoir de vigilance : décryptage des premières décisions de la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris », Dalloz Actualité, 1er juillet 2024.

[12] Affaire TotalEnergies, n° 23/14348, préc.

[13] Affaire EDF, n° 21/22319, préc.

[14] Affaire TotalEnergies, n° 23/14348, préc.

[15] TJ de Paris, Ordonnance du juge de la mise en état dans l’affaire TotalEnergies, 6 juillet 2023.

[16] Affaire TotalEnergies, n° 23/14348, préc.

[17] Affaire Vigie Groupe, n° 23/10583, préc.

[18] Sophie Schiller, “La directive sur le devoir de vigilance. - Appréciation du champ d'application, des obligations imposées et des sanctions au regard de la loi française”, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 27, 4 juillet 2024, 1207.